Pierre Jeannelle's profile

À quoi ressemblerait le coeur parfait ?

L’icône du cœur est probablement le symbole le plus utilisé à travers le monde. Il peut symboliser l’amour, la passion et plus récemment le Like. 

Mais aujourd’hui, à la différence des drapeaux ou de certains autres symboles, on ne trouve pas de design officiel du cœur, avec les proportions, dimensions et teintes exactes. Le Taijitu par exemple, plus connu sous l’appellation « yin et yang », répond à une géométrie bien précise de deux cercles de rayon 1 et une ondulation centrale composée de deux demi-cercles de rayon 2,5. Le cœur lui, existe sous toutes les formes, et de toutes les couleurs. 
Il n’y a pas de cœur universel, probablement parce qu’il n’y a pas de cœur original. La plus ancienne représentation connue d'une forme de cœur comme symbole de l'amour vient d’un manuscrit français des années 1250 : le Roman de la poire. On y apperçoit un jeune homme tendant un cœur d’une vague forme de pomme de pin vers sa bien-aimée. On retrouve le coeur également dans les peintures antiques. Ce symbole, qui sert principalement de décor ou d'illustration, est représenté soit par une feuille de lierre, soit par une simple arabesque. D'autres historiens associent la forme du cœur à la graine de silphium, une plante aujourd'hui disparue, qui était à l’époque utilisée comme contraceptif. À partir du Moyen Âge en Europe, les peintres commencent à remplacer les représentations anatomiques du cœur par le symbole, mais la transition se fait de façon progressive et on trouve à la même époque chez les peintres italiens de la pré-renaissance, des tableaux avec des représentations réelles et stylisées du cœur. Parmis eux, le tableau de Giovanni di Paolo où Sainte Catherine de Sienne échange son cœur avec le Christ.  Avec cette apparition lente et parsemée, le symbole du cœur ne peut être attribué à un designer en particulier et par conséquent, pas non plus à un design précis.
Détail du Roman de la poire, manuscrit, 1201-1300.
Giovanni di Paolo Saint Catherine of Siena exchanging her heart with Christ. 1417/1482
Alors à quoi ressemblerait le cœur parfait ? Pour répondre à cette question, il faut déjà s’entendre sur la signification que l’on veut lui attribuer.  Le symbole du cœur peut être dessiné d’autant de façons que de sens qu’il peut transmettre. On constate que ce sont, entre autres, les flancs qui donnent le ton. 

I. LA FORME DES HANCHES 

Sur un schéma, on notera A le point au milieu des diagonales et x et y les deux extrémités. On constate qu’en rapprochant le point A de son abscisse y, on donne à l’ensemble un côté moelleux, plus inoffensif, plus doux, plus circulaire et de fait, plus consensuel. ​​​​​​​
C'est notamment le plus souvent dans cette version qu’on le trouve sur les réseaux sociaux pour symboliser le like. Une appréciation très générale, consensuelle et conciliante. Celui d’Instagram par exemple, dessiné par Ian Spalter, propose une version très bombée quasi-circulaire, qui gonfle le cœur de bienveillance et qui lui en efface toute vertu passionnelle. Chez Instagram on n’aime pas : on like, on apprécie et on adore. On notera que la pointe inférieure est également arrondie, pour pacifier le symbole. En revanche, si l’on tend A vers x sur le schéma B, les flancs se creusent et nous rapprochent d’une forme plus piquante, donc plus dangereuse, mais plus passionnelle. On évoque l’amour et ses épines de roses, les flancs ondulés nous évoquent les formes charnelles et le symbole s’habille d’une tout autre énergie. C’est par ces traits qu’on le retrouve sur la couverture de l’Arrache Cœur de Boris Vian, où l’amour se présentera sous la forme d’obsession, de névrose et de charme.

Les accents du cœur peuvent ainsi varier au gré des sens, pour faire honneur à l’émotion qu’ils sont censés transmettre. Néanmoins, ce sont davantage des pôles éloignés que deux faces d’une pièce. Avec un peu d’imagination, on peut marcher d’un pôle à l’autre. Même dans le plus consensuel des likes, même dans la plus bienveillante des appréciations, il y a du pic, il y a un pincement. Même assoupis de douceur, quand on fait rebondir le cœur d’Instagram sur une courte vidéo d’un teckel qui essaye de monter sur un canapé, nous sommes touchés en pleine poitrine par la flèche de l’affection. Les diables d’Instagram pourront arrondir leur symbole autant qu’ils le veulent, ils pourront rogner les angles et gonfler les flancs, ils ne pourront ôter au cœur ce qu’il a de poignant. Le trajet retour est tout aussi praticable : même dans le plus grand drame amoureux, même dans un coup de foudre brutal causant pertes et fracas, il y aura de la douceur et la tendresse moelleuse du cœur de l’affection. 

Le cœur parfait sera donc un cœur qui rejoindra les deux pôles. Un cœur qui saura arrondir ses ailes pour adoucir les jours et creuser ses flancs pour envenimer les nuits. Le cœur parfait sera celui qui ressemble à tous les autres en restant unique, construit selon une géométrie rigoureuse, tout en restant harmonieux

II. LA RECETTE

Sur internet, on trouve de tout, et on trouve aussi des designers qui nous expliquent comment concevoir le cœur parfait. En réalité, ce cœur est dessiné sur des bases de géométrie primaires et le résultat est très maladroit. Un carré de côté 1 et deux ronds de rayon 0,5, la simplicité de la recette fait rêver, mais l’amour ne saurait se résumer à de si simples tracés. Même si ce design est parfaitement correct mathématiquement, l’effet d’optique donne l’impression que les bords des cercles dépassent, et que l’ensemble manque cruellement d’harmonie. Ce phénomène, bien connu en typographie, s’appelle le dépassement optique. Et pour le résoudre, on modifie les formes circulaires pour donner le sentiment qu’elles sont au même niveau que les formes droites. Puisque l’œil humain, et c’est là toute sa poésie, ne verra jamais quelque chose d’aligné comme aligné et quelque chose de droit comme droit. Affublés de notre fraîche connaissance des pôles, on notera aussi la consternante neutralité des flancs. Droits comme des manches à balais, ils ne proposent ni rondeur réconfortante, ni courbes séduisantes. La ligne droite comme point de réconciliation entre les deux pôles est encore une fois tentante, mais si l’on recule, personne n’y trouve son compte. Au lieu de convenir aux deux extrêmes comme nous l’avions convenu, cette géométrie suisse fait honneur à la tradition et plombe l’ambiance par sa neutralité.

Quand on évoque la perfection, quand on cherche le trait juste et la forme absolue, il ne faut pas attendre bien longtemps avant qu’un sombre italien du XIIe siècle vienne pointer le bout de son nez.  Leonardo de son prénom, Fibonacci de son nom, ce jeune homme a causé, avec sa fameuse suite éponyme, un sacré bazar dans la question du design contemporain. En mathématiques, la suite de Fibonacci est une succession de nombres entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent. Et si l’on dessine la courbe représentée par ces additions, on obtient une spirale infinie, à l’allure un peu hasardeuse, mais à la consistance déroutante. Si sa représentation géométrique peut nous laisser froid, on ne peut qu’être impressionnés de sa présence dans ce qui nous entoure. De la ramification des arbres à la disposition des feuilles sur une tige, de la peau de l’ananas à la floraison de l’artichaut, du déroulement des feuilles de fougères à la coquille de l’escargot en passant par la forme des ouragans, les exemples sont infinis et prennent tous l’air d’une recette divine de la beauté naturelle. Bien incapables de concevoir l’envergure réelle d’une notion aussi abstraite, la suite de Fibonacci a plongé les designers contemporains dans un flou artistique au parfum d’enfumage et aux accents de ridicule. Enivrés par le sentiment d’avoir la recette de la potion magique, ils martèlent ce fameux ratio dans tous les projets à toutes les sauces, tant qu’il colle avec ce sur quoi il est superposé. Elle détient peut-être le secret des pommes de pins, la suite de Léonard n’a jamais montré de résultats bien convaincants pour dessiner un cœur. Ni avec la courbe en elle-même, ni avec les cercles résultants de l’addition. Tantôt approximatives, tantôt complètement déséquilibrées, les tentatives les moins consternantes sont celles qui s’affranchissent complètement du traité médian, et qui réinventent un nouveau cœur quasi-cubiste, qui séduirait presque par son audace
Composition de coeur en Fibonacci -  Archisign © RedBubble
Chou blanc donc, mais le bilan est poétique : Les mathématiques ne peuvent pas résoudre les problèmes de coeur. Si ce n’est ni dans les bases de la géométrie primaire, ni dans le coup de crayon de dame Nature, c’est donc ailleurs que nous irons chercher notre cœur parfait. Et loin des maths, loin des suites et des Italiens, d’autres dogmes vivotent humblement.

III. L'IMPARFAIT

Dans les années 70, la ville de New York connut des moments très difficiles. La criminalité est à un niveau record et le tourisme à son plus bas.  En 1975, le président Ford a refusé l'aide fédérale pour sauver la ville de la faillite, et 1977 a vu une panne généralisée qui a conduit à de nombreux pillages et à 4 500 arrestations. La publicité négative suivant ces évènements a su tenir le tourisme à l’écart. Le département du développement économique de l'État de New York a fait appel à une agence de Madison Avenue, Wells Rich Greene, pour créer une campagne favorable au tourisme afin d'encourager les visiteurs à se réconcilier avec la grosse pomme. La proposition de l’agence était assez bonne. Un bon slogan, un jingle mémorable et un spot TV sur le théâtre de Broadway. Seul absent, un logo. Le département propose à l’agence de rencontrer un graphiste. Milton Glaser, connu notamment pour son affiche psychédélique pour l'album Greatest Hits de Bob Dylan de 1966. Glaser a passé environ une semaine sur une conception initiale. Il propose une première idée entièrement typographique, validée par le client. Une semaine plus tard, en gribouillant au dos d’une enveloppe dans un taxi, une autre idée s’impose. Après un échange téléphonique houleux avec le client, ce dernier étant légèrement réticent à l’idée de devoir relancer un tour de validations interne, il parvient néanmoins à convaincre son client de jeter un œil à cette fameuse enveloppe. Un hochement de tête et un serrage de main plus tard, le nouveau design fait l’unanimité. 
Premier croquis du logo "I Love NY", 1977 © MoMA
Aujourd'hui, l'Empire State Development de New York, la principale agence de développement économique de la ville, détient la marque du logo « I Love New York » et en autorise l'utilisation. Selon un article du journal British Telegraph de 2011, les marchandises officielles, telles que les t-shirts et les tasses arborant le design de Glaser, génèrent plus de 30 millions de dollars par an. Le logo est aujourd’hui la plus célèbre des créations de notre regretté graphiste, et il est considéré par The Creative Review comme l’un des plus grands logos du monde. Cependant, si l’on passe cette légende au peigne fin, on remarque l’impensable : C’est la cata. Les pointes ne sont pas alignées, l’aile gauche trébuche complètement et les flancs sont aussi symétriques qu’un Picasso. 

Ces imperfections ont-elles empêché les touristes de revenir à New York ? Ces maladresses ont-elles été bloquantes dans l’utilisation massive du logo sur tous les formats imaginables ? Ces imperfections ont-elles même joué un rôle quelconque dans le destin de la campagne New Yorkaise? Nul ne le sait. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde a perçu dans ce cœur ce que Milton Glaser a voulu dire. Un cœur n’a nullement besoin d’être parfaitement conçu pour dire ce qu’on veut qu'il dise. Les trois cœurs à la fin d’un mot laissé sur un coin de table de cuisine ne sont pas les mêmes géométriquement, mais ils s’additionnent tous au sentiment qu’ils transmettent. L’amour n’a jamais été et ne sera jamais parfait, et comme ceux qui aiment le plus New York sont aussi ceux qui lui reprochent le plus de choses, le cœur de Glaser est une représentation extrêmement juste de l’amour qu’il voulait décrire, un peu bancal, un peu irrégulier et surement perfectible, mais unique et irremplaçable. 

Alors à quoi ressemblerait le cœur parfait ? 

La réponse est en un sens, bien plus complexe qu’une équation mathématique mais dans un autre, elle peut être bien plus simple. Le cœur parfait sera celui qui aura parcouru le chemin le plus court de l’intention à l’exécution. Celui qui traduira avec la plus grande fidélité les faiblesses des sentiments de son auteur. Celui qui malgré sa structure, ses formes ou son équilibre, défiera quiconque de vouloir le refaire. 
À quoi ressemblerait le coeur parfait ?
Published:

À quoi ressemblerait le coeur parfait ?

Published: