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Pourquoi les CV des designers sont-ils chiants ?



À peine avons-nous posé nos yeux sur la liste des entreprises qu'Antonio a fréquentées que notre crédit est accordé. Apple, Paypal, Linkedin et autres multinationales en tous genres, M. Song a occupé le poste de designer produit au sein des groupes les plus prisés du métier. Son rôle est de concevoir l'apparence et l'expérience d'un bien ou d'un service, en se rapprochant le plus possible de l'identité de la marque et des canons du design contemporain. Ce métier est une pure expérience de design : la conception pensée pour l'utilisateur. Le contenu créé par un designer produit doit être fonctionnel et séduisant. Pourtant, le CV d'Antonio Song paraît froid, fade et austère. Il n'y a pas de couleur, pas de jeu graphique, pas de photo, pas même une typographie originale pour le nom. Il est d'un ennui quasi-agaçant. Pourtant, il est loin d'être le seul. Une courte promenade sur les plateformes qui rassemblent les meilleurs CV de designers à travers le monde, le constat est sans appel. Les remarques que l'on peut appliquer à celui d'Antonio sont valables pour tous.



En résumé, les meilleurs designers, c'est-à-dire probablement ceux qui sont les plus à même de concevoir quelque chose d'attirant, ceux qui mieux que quiconque doivent maîtriser les couleurs, les formes et les contrastes, ceux qui doivent avoir dans leurs contacts un nombre incalculable de photographes et d'illustrateurs, choisissent pour le bout de papier censé donner envie des les embaucher quelque chose d'ennuyant à mourir pour le commun des mortels ? Absolument, et l'explication est aussi tordue que ce que l'on peut imaginer.

Pour essayer de comprendre les raisons de ce choix, il faut revenir à la base même de ce qu'est un designer et aux fondamentaux du métier. Un designer, c'est un professionnel qui conçoit un produit en harmonisant les critères esthétiques et fonctionnels de celui-ci. Il imagine des solutions pour le secteur où on le sollicite. Il fait en sorte qu'un produit et son utilisation soient les plus agréables et singuliers possible. Dans le cas d'un designer graphique, l'essence même de son métier l'oblige à connaître sur le bout des doigts les règles d'édition, de grille, de typographie, d'alignements et tous les autres codes indispensables à la création éditoriale. Autrement dit, son niveau de connaissances et sa sphère de maîtrise du sujet sont naturellement bien plus élevés que ceux de monsieur tout le monde. Ils sont même tellement plus élevés, que l'anatomie même de ces pratiques sera parfois jusqu'à totalement inconcevable pour le grand public. Ce phénomène ne concerne pas que le design, et survient dans toute pratique impliquant des considérations structurelles et théoriques avancées. De L'Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach au Lièvre à la Royale de Marie Antoine Carême, de L'Age d'Airain d'Auguste Rodin aux accords de Giants Steps de John Coltrane, toutes ces oeuvres partagent, au-delà de leur grande réputation, des niveaux de construction infiniment complexes et qui sont surtout parfaitement incognoscibles pour la plupart d'entre nous.
 
La pièce de Bach par exemple, est l'une des formes les plus abouties du contrepoint. Cette pratique consiste à juxtaposer plusieurs lignes mélodiques, les plus conjointes possibles, en simultané, tout en respectant certaines règles de mouvement. Les quintes et autres octaves doivent démarrer à des degrés précis et les harmonies doivent être réglées quasi-mathématiquement. L'exigence d'une telle création demande un acharnement lors de la composition qui restera caché derrière le rideau lors de la première représentation. Le Lièvre à la Royale est soumis au même niveau d'exigence : la crépine doit être minutieusement découpée, le civet parfaitement cuit et la sauce idéalement calibrée pour que le résultat soit digne du nom. Les accords de Giants Steps, eux, font frissonner de nombreux musiciens. Inspiré par de plus anciens musicologues, Coltrane proposa à ses accompagnateurs des grilles d'accords sur lesquels improviser ce qui, surtout à un tempo de 298 battements par minute, semble impossible. Les modulations sont telles qu'elles exigent un niveau de concentration exceptionnel doublé d'une technique irréprochable. Les auteurs du magazine Earworm compareront quelques années plus tard l'incroyable performance à « une improvisation accélérée en alexandrins, dans plusieurs langues étrangères et d'alphabets différents ». 
 
Pour toutes ces oeuvres, le constat est le même. C'est grand. C'est immense, et il faudrait plusieurs années d'apprentissage pour comprendre à quel point c'est immense. Sans comparer le CV d'Antonio à une sculpture ou un plat en sauce, ces deux éléments ont en commun des secrets de réalisation et une méthode de construction précise et réfléchie.
 
Accords de Giant Step by John Coltrane


Par cette prise de hauteur, il devient désormais possible de saisir une partie de la réponse. Les CV de designers ne sont pas chiants, nous ne sommes tout simplement pas assez qualifiés pour percevoir leur intérêt.

Si l'on revient sur le curriculum d'Antonio Song, la principale fantaisie réside dans sa structure. Une double grille équidistante inspirée des suisses, un sens de lecture horizontal, une affiliation d'informations en couloirs et une hiérarchisation en niveau de graisses. Particulièrement original pour un curriculum et même, plutôt risqué. Cependant, le résultat est efficace. Même si l'on comprend assez rapidement le sens de la marche, l'oeil se perd un peu sur la page, allant d'expériences en compétences et d'entreprises en coordonnées. C'est très probablement une volonté de l'auteur, ne souhaitant pas hiérarchiser les informations et qui invite le lecteur à promener son oeil et venir piocher les informations qu'il souhaite connaître après avoir simplement présenté la manière dont elles sont rangées. On constate qu'il n'y a que la colonne de gauche qui contient des graisses supérieures, car ce sont les en-têtes. De gauche à droite ensuite, on y trouvera les têtes de gondoles des catégories suivies des informations. Le nom, suivi des coordonnées, l'école, suivie des compétences et enfin les entreprises fréquentées, suivies des expériences.

Sens de lecture du CV

Chaque information est catégorisée, classée et affiliée, le tout avec une seule taille de texte pour tout le document. Une seule typographie, une seule couleur, deux niveaux de teinte et deux niveaux de graisse. La capacité à transmettre ces informations de manière hiérarchisée, structurée et surtout compréhensible avec si peu de moyens relève de la performance. C'est un plat de résistance avec un seul ingrédient, un solo de piano avec un seul accord.

Une règle de design graphique souvent malmenée stipule que c'est la disposition des éléments qui instaure leur statut, et non leur taille. Cet exemple en est une parfaite application. Antonio n'a eu nul besoin de grossir les en-têtes ou souligner les titres pour qu'on puisse les identifier comme tels.

Par cette proposition de structure, Antonio s'envole dans une articulation très éloignée des compositions habituelles, et retombe sur ses pieds sans perdre l'équilibre. Le tout, sans béquille ou artifice pour lui faciliter la tâche.


Si on regarde plus précisément, on remarque que la typographie utilisée est Graphik. Cette typo, désignée en 2009 par Christian Schwartz, s'inspire très fortement des polices sans sérif européennes du 20e siècle et plus fondamentalement par les lettrages à la main des affiches suisses. Elle s'insère donc merveilleusement bien dans la grille originaire du même pays. Les graisses plus légères de Graphik, utilisées dans cette proposition, sont inspirées des typographies sans sérif moins connues, que de nombreuses fonderies européennes ont publiées pour concurrencer Futura, Helvetica et Univers, les mastodontes des sans sérif de l'époque. Les faibles contrastes de cette typographie et la grande hauteur des bas de casse confèrent à la police une grande polyvalence. Elle peut convenir à des fins d'affichage, mais aussi aux paragraphes. On s'en servira aussi pour des légendes ou des tâches spécifiques telles que la signalétique et les cartes. Si l'on résume ce choix typographique : beaucoup d'influences, du traditionnalisme, mais un aspect actuel et crédible sur les supports modernes. Polyvalent, performant, créatif et souple. Si l'on juxtapose les caractéristiques de la police du curriculum à son auteur, le parallèle est flatteur. Chaque designer apprécierait être décrit comme tel.

Dans cette proposition, Antonio en dit long sur lui-même. Une prise de risque dans une structure peu commune, mais pour le moins originale, une performance louable d'un designer qui fait beaucoup avec peu et pour couronner le tout, un pigment principal remarquable : un choix typographique valorisant, juste et particulièrement pointu.


En revanche, il est, à ce stade, important d'admettre que nous n'avons qu'une seule partie de la réponse. Même si les designers peuvent, de la même manière que les artistes, redoubler de rigueur et de technique dans leurs projets, cette virtuosité n'a jamais obligatoirement rimé avec indigestion pour le grand public. Que ce soit la pièce de Bach ou le Lièvre à La Royale, toutes ces grandes oeuvres partagent la qualité d'être parfaitement appréciables par monsieur tout le monde, sans forcément qu'il en comprenne tous les rouages. La grande différence, c'est que ces oeuvres ont été conçues par des artistes, qui souhaitaient véhiculer une expression d'eux-mêmes, pour le reste du monde. Une sculpture de Rodin est un art plastique, une affiche de Cassandre est un art appliqué. Les designers ne sont pas des artistes, mais des artisans. Si les curriculums des designers peuvent être admirés, décortiqués et appréciés à leur juste valeur par les designers eux-mêmes, ils ne seront jamais destinés au grand public. Ces métiers sont quasi systématiquement recrutés et managés par d'actuels ou d'anciens designers, qui auront donc un regard d'expert sur ce qui est proposé. Il est également important de savoir qu'un curriculum de designer est rarement envoyé seul. Il est en général accompagné d'un book, d'un site ou d'un profil. L'expression de l'artiste, son style et ses goûts sont donc fréquemment représentés au sein de ces derniers et le curriculum n'a donc nul besoin de porter à lui seul l'univers de son auteur. D'une manière générale, on peut aisément comparer un designer graphique à un couturier, son curriculum à sa tenue quotidienne et son portfolio à ses collections. Quand on se demande pourquoi les curriculum de designers ont cet aspect si sobre, les éléments de réponse à cette question ressemblent à ceux que l'on entend quand on demande pourquoi les couturiers sont toujours habillés en noir. Cela correspond à la disponibilité mentale créative et professionnelle du designer, et de son entière abnégation aux mouvements qui le portent.

Quiconque dévoue sa vie à une cause créative, abandonne par cette foi ses attirances journalières au profit d'une étude globale. Un couturier qui étudie la mode simplifiera toujours à l'extrême ses tenues de tous les jours, car son analyse passionnelle lui fait déconstruire les appétences quotidiennes qu'il pourrait développer. Lorsqu'un artisan étudie son sujet, qu'il le travaille et l'examine de fond en comble, il perd de vue les fantaisies des néophytes. Un créateur est également toujours dans une posture de proposition, et la dernière chose qu'il souhaiterait serait d'être jugé sur autre chose que le contenu même de ce qu'il propose.

Parmi les qualités les plus importantes pour un designer, l'empathie et l'allocentrisme sont incontournables. Un designer pense son travail pour l'utilisateur. À la différence d'un artiste, l'artisan doit savoir s'oublier lui-même pour sublimer un projet. Il doit donc être naturellement tourné vers les autres, et savoir se mettre en retrait. Ces traits de caractère doivent se sentir à travers un curriculum. À l'exception de certains postes où une personnalité artistique peut être nécessaire, voire exigée, une proposition chargée d'un style ou personnalisée par une esthétique affirmée sera intéressante artistiquement mais envahissante professionnellement. La personnalité d'un designer doit transparaître par l'accumulation de discrètes touches dans l'intégralité de son travail. C'est dans l'oeuvre complète d'un artisan qu'on le connaît et qu'on le reconnaît.

Un curriculum de designer doit être une proposition relativement neutre, méthodique et soignée. Le designer doit prouver qu'il est capable de dire de lui sans parler de lui. Il doit rassurer sur sa technique, tout en ouvrant la porte aux styles qu'il peut maîtriser. En somme, il doit être chiant, mais talentueusement chiant.
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Pourquoi les CV des designers sont-ils chiants ?
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